1730
L'Eglise de Camon,
jusqu'au temps de Louis XV, (1715-1774) était LIEU DE PELERINAGE.
En 1900,
la société des antiquaires de Picardie achète à la vente DUBOIS un manuscrit de
80 folios rédigés par Pierre BERNARD instituteur.
Cet auteur d'origine modeste est maître d'école charitable, sans doute aussi,
clerc laïque et chantre de la paroisse Saint Firmin le Confesseur d'Amiens.
C'est un homme très religieux, sincère, autodidacte, éveillé en matière d'histoire locale.
Il est à l'affût de toutes les informations qu'il peut glaner et il les engrange méthodiquement.
L'ensemble de son œuvre est considérable : la bibliothèque municipale d'Amiens conserve de lui six manuscrits.
L'un de ses livres est consacré aux récits de 12 pèlerinages que Pierre BERNARD a fait entre 1730 et 1764 dont celui de CAMON.
En voici le récit :
"l'an 1730, en un dimanche 15 juillet, il me prit l'envie d'aller servir dévotement le grand Saint Vast évêque d'Arras,
en son église paroissiale de Camon.
Pour ce sujet, après avoir entendu vêpres en l'église de Saint Firmin le Confesseur, ma paroisse, et m'être pourvu de toutes choses ordinaires pour faire ce petit voyage, je m' embarquai au pont du Cange.
Nous étions bien dans notre barque environ quatre cents personnes tant hommes, femmes qu'enfants et d'autres jeunes gens , tous disposés à faire voile pour le même pèlerinage.
Notre barque quitta le bord à trois heures et demi et nous passâmes sous le pont du Cange, ce pont, si connu dans Amiens, fut bâti primitivement de bois sur ce bras de la rivière de Somme.

Sire Jean du Cange, maÿeur d'Amiens le fit bâtir
en grés en 1345 et lui fit porter son nom.
Ce pont étant tombé en ruine en 1412, Pierre Clabault aussi maÿeur de cette ville le fit commencer, mais il ne fut achevé qu'en 1429 sous le maÿeur Mille de Berrÿ. Les fondements de ce pont ne sont nullement posés sur aucun pilotis, mais seulement sur la tourbe comme on l'a encore reconnu
en 1734 quand la ville fit réparer ce pont.
Ayant passé ce pont, nous nous trouvâmes en pleine Somme. Je n'avais pas assez de mes yeux pour voir éloigner les uns après les autres les jardins potagers , autrement dit les aires des Hortillons.
Voyant ce prodige que je ne n'avais pas vu, auparavant, je tombai sans y penser dans le sentiment de Copernic qui, dans son système, montre que la terre tourne tandis que la voie des astres est immobile au centre du monde.
En navigant et côtoyant les bords de la voirie, nous vîmes l'endroit où la rivière de Somme se sépare en deux bras, le plus fort qui est la vraie Somme, va se rendre à Amiens par le Pont de Baraban, tandis que l'autre va s'y rendre par le Pont du Cange.
Après avoir passé le premier et second "isliers" qui appartiennent à la ville, nous passâmes la fameuse fosse du trésor, qui est un lieu où on ne trouve point de fond.
Les plongeurs qu'ont été dans cette fosse, disent tous qu'en ce lieu est une espèce de cave profonde où on remarque distinctement quelques façons d'escaliers mais que la violence des eaux qui en sortent ne leur permet pas d'y descendre.
Ayant passé ce labyrinthe, nous nous trouvâmes en grand péril par un grand vent qui faisait tournoyer notre barque.
J'entendais les femmes crier "adieu miséricorde," comme dans ces tristes moments chacun songe à sa conscience, je disais en moi-même où êtes-vous Seigneur, qui avez seul le pouvoir de commander au vent et à la mer. Venez, venez Seigneur, venez nous sauver de ce danger où nous sommes prêts à périr.
Après qu'un rayon de soleil eut dissipé cette bourrasque de vent, nous arrivâmes près du pont du Pré Porus, qui appartient au chapitre de la cathédrale.

Je ferais mieux d'appeler ce pré, "l'isle des plaisirs" que non pas Pré Porus, à cause des danses et divertissements que j'y vis.

Je disais en moÿ même "est-ce cela des pèlerins du grand Saint Vast ? Ô Dieu qu'ils sont joyeux et charmants.
Comme j'étais dans cette contemplation, notre batelier nous dit à tous, allons, enfants, payer le passage . Alors chacun mit la main à la poche et nous fûmes quitte tous pour chacun six liards.
Enfin nous arrivâmes au lieu-dit la Borne de Camon, lieu fort périlleux par sa profondeur.

Ayant débarqué et mis pieds à terre en ce lieu, nous marchâmes le long d'une petite voirie couverte de saules, fort agréable, au bout de laquelle nous entrâmes dans le village de Camon.
Je fus d'abord à l'église du glorieux amÿ de Dieu, Saint Vast en laquelle je fis mes prières après ÿ avoir récité l'hymne "Iste Confessor", en l'honneur de ce Saint Pontife, puis je sortis pour faire un tour de promenade.

Au sortir de l'église, je fus bien surpris quand je vis la piété et la dévotion de ces pauvres femmelettes qui tenaient leurs enfants par la main, d' autres sous le bras, et qu'en cette posture, elles leur faisaient faire trois fois le tour de la dite église en disant : "allons courage petit enfant, plaise à Dieu et à monsieur Saint Vast que tu puisses bientôt marcher seul et sans
aide."
Le village de Camon est assez gaÿ et plaisant. Durant que le Roÿ Henrÿ IV faisait en personne le siège d'Amiens en 1497, le sieur de Montigny prit poste à Camon pour défendre la rivière et il ÿ avait à sa charge 18 compagnies de chevaux légers et on ÿ plaça un pont de bateaux fortifié d'une bonne batterie de canons.
Aÿant visité l'église et le village de Camon, je m'embarquai derechef pour passer la Borne.
Je mis pied à terre dans un lieu appelé Agrapin, ce lieu qu'on peut à bon droit nommer "isle" pour presqu'ïle,. Il fut autrefois la demeure d'Aggripin Maÿ d'Attilia laquelle était originaire de Rome.
Faustinien sénateur d'Amiens pour les Romains, et père de Saint Firmin le Confesseur un de nos saints évêques, avait sa demeure en ce lieu sur la fin du IVème siècle.
Il y avait autrefois en ce lieu un moulin qu'on nommait le moulin du grapin ou de l'agrapin par Aleaume d'Amiens. Il n'est plus existant.
Ayant passé l'agrapin et dit adieu de loin au village de la Neuville, séjour dit-on de Sainte Godeberthe ou de Sainte Auré compagne de Sainte Ulphe, je pris ma route par la voirie.
La voirie est un lieu assez charmant pour la promenade et la fraîcheur. On croit que c'était en ce lieu qu'autrefois on traînait les cadavres des suppliciés jugés indigne de la terre sainte.
Enfin j'arrivai au pont de la Haÿe, vulgairement appelé la bavette où je m'embarquai pour passer à Amiens.
Le pont de la Haÿe n'était que de bois dans son origine. Il fut bâti en 1345 sous le maÿeur Jean Forestier.
Voilà lecteurs, ce que j'avais à vous dire touchant ce petit pèlerinage de Saint Vast à Camon.
Que Dieu nous soit en aide et la Sainte Vierge. Ainsi soit-il.
Pierre Bernard le 16 juillet 1730